ANTIGONE
Antigone, adaptée du texte de Sophocle par Jean-Louis Sagot-Duvauroux avec la collaboration d’Habib Dembélé (mise en scène Sotigui Kouyaté), est le premier spectacle de l’aventure théâtrale engagée d’abord sous le nom du Mandéka théâtre, puis sous celui de BlonBa. Le spectacle a été donné au Mali, au Sénégal, en Guinée (centres culturels français) et en France (festival de Blaye, théâtre de la Commune-centre dramatique national d’Aubervilliers, théâtre des Bouffes du Nord à Paris, théâtre Le Fanal-scène nationale de Saint-Nazaire, Forum du Blanc-Mesnil, centre culturel de Chevilly-Larue). Le texte de l’adaptation est publié aux éditions La Dispute (1999). Il peut être commandé sur ce site (12 euros port compris).

Avec : Antigone : Djénéba Koné ; Créon : Sotigui Kouyaté ; le coryphée : Hamadoun Kassogué, Habib Dembélé ; Ismène : Oumou Diawara ; Hémon : Fily Traoré ; le garde : Kary Coulibaly ; le témoin : Mamadou Sangaré ; Tirésias : Hélène Diarra ; l’enfant : Fatoumata Diawara ; choeur des femmes : Djénéba Diawara, Fatoumata Diawara, Diarrah Sanogo, Mariétou Kouyaté, Oumou Diawara ; choeur des hommes : Kary Coulibaly, Toumansé Coulibaly, Mamadou Sangaré, Fily Traoré.

Création lumière : Pascal Noël ; régie et lumières : Toumansé Coulibaly ; décors et costumes : Abdou Ouologuem et son équipe, groupe Bogolan Kasobané ; directeur du Mandéka théâtre : Alioune Ifra Ndiaye.

Sophocle revisité par l’Afrique

La pratique africaine des récits incluant l’acquiescement ou la réprobation du public, coupés de chants, d’intermèdes musicaux profondément intégrés à l’action dramatique, de commentaires moraux ou philosophiques décalés, correspond bien à la construction de la tragédie antique. Elle est susceptible de rendre au choeur et au coryphée le rôle essentiel et dynamique qu’ils y tenaient.

Éclairés par une interprétation africaine, les grands antagonismes qui sont l’âme de la tragédie de Sophocle résonnent d’une façon nouvelle : univers masculin contre révolte féminine, pouvoir contre principes universels, raison d’État contre esprit critique, etc. On songe à la force dramatique, à la couleur propre que peuvent avoir, en Afrique, les « conseils » audacieux donnés par Hémon à son père, le roi Créon. Ou au mépris affiché du prince pour les sentiments d’Antigone, parce qu’elle n’est « qu’une femme », voire « qu’une enfant ». Puis le retournement tragique qui déchire Créon quand les vies de son fils et de la reine sont en cause.

La confrontation du masculin et du féminin

De façon presque obsédante, Créon exprime son inquiétude de voir les femmes dominer les hommes et ruiner leur loi, leur cité, leur civilisation. Antigone, pour sa part, semble totalement insensible, non seulement à la « loi » masculine que veut lui imposer Créon, mais également à l’amour que lui porte Hémon, à tel point que la tradition s’est efforcée de lui attribuer un vers d’Ismène évoquant tendrement le jeune prince, afin de la rame­ner, ne serait-ce que le temps d’une phrase, dans les rets mélodramatiques d’un amour de jeune fille. Antigone est la parthenos archétypale, la jeune vierge que le mariage n’a pas encore domptée ; elle fonctionne selon l’image classique que les Grecs accordent à cet âge de la femme, selon les vertus d’Artémis, farouche chasseresse qu’aucun chasseur n’a jamais forcée.

La question de la raison d’État, qui a souvent submergé l’interprétation de la tragédie, ne vient d’une certaine manière que se surajouter à l’enjeu si lourd de cette confrontation du féminin avec le masculin. Parce que lui est maître du pouvoir – lui et non pas Antigone – Créon est en mesure de mettre à mort l’indomptée. Mais cette solution, qui est le coeur de la tragédie, le détruit. De manière significative, ce n’est pas sur la mort d’Hémon que se termine la pièce et que s’accomplit le châtiment de Créon, mais sur le suicide de son épouse, la reine Eurydice. Ce suicide est la sanction de l’incapacité à marcher sur le chemin qui mène aux femmes. Il est la souffrance qui finalement lui rend la vie odieuse.

Si l’on suit cet axe, deux personnages qui pourraient être considérés comme des comparses prennent un poids nouveau. L’amour qu’Hémon éprouve pour Antigone le contraint à écouter la raison des femmes. Il lui donne l’audace incroyable de faire la leçon à son père qui est aussi son roi, ruinant ainsi, conformément aux craintes de Créon, l’ordre patriarcal de la famille et de la cité.

D’une certaine manière, le personnage d’Ismène est comme Hémon prêt à faire ce chemin vers l’autre versant de l’humanité, à en admettre l’existence, et puisque tout s’organise dans un espace de domination masculine, à s’accommoder de son pou­voir. Cette démarche est justement celle qu’Antigone refuse farouchement d’un refus qui la tue.

Et toute cette histoire sous la figure maudite d’OEdipe et de Jocaste.

En déplaçant l’axe de la mise en scène vers la confrontation du féminin au masculin, on affronte positivement une des difficultés qu’éprouve le spectateur contemporain à entrer dans la pièce de Sophocle et qui tient à la perte d’enjeu des honneurs rendus aux morts. La péripétie de la mort de Polynice devient le prétexte tragique à un affrontement plus fondamental dont l’actualité et la force dramatique sont éternelles.

Par certains aspects, notamment les rites du mariage ou le poids du pouvoir masculin, mais également des traditions fortement établies sur l’incontrôlable autonomie des femmes, les sociétés d’Afrique de l’Ouest et leur culture sont de plain-pied avec le débat tragique qui oppose Antigone à Créon. Le choix de le représenter en utilisant ce patrimoine peut lui donner une densité inédite.

Un chœur à deux voix

Dans l’interprétation proposée, le choeur et le coryphée jouent un rôle essentiel de dynamisation narrative. Les hésitations constantes du choeur conçu par Sophocle entre les raisons de Créon et celles d’Antigone sont ainsi jouées sur un registre sexué. Et le devin Tirésias, personnage d’ailleurs androgyne dans la mythologie grecque, est joué par une femme. Cette dramaturgie permet de donner toute leur intensité à ces moments de commentaire. Il les fait ainsi contribuer à l’inquiétude du conflit, et sortir de la para­phrase moralisante. C’est aussi une manière de « redramatiser » la présence des ombres et des dieux, si importante pour le spectateur antique, mais qui aujourd’hui a perdu son urgence et paraît souvent bien obscure.

Le statut du récit théâtral

Dans Antigone, Sophocle commence son oeuvre non par un prologue explicatif, mais par une scène dramatique « moderne » entre Antigone et Ismène où le conteur disparaît, où l’action prend son indépendance. Pourtant, le conteur revient, par l’intermédiaire du choeur ou d’autres artifices, dans une dialectique constante entre le « style direct » et le « style indirect », entre le lieu commun, le nôtre, et le lieu tragique où se déchirent les héros. On est là très près des techniques traditionnelles du récit en Afrique, très près notamment de la reprise injectée de sens (de sagesse ou d’idées reçues) que les griots font des paroles dites par les nobles.

Dans les deux cas, la rhétorique de ces « considérations générales », pour repren­dre l’expression de l’académicienne Jacqueline de Romilly, est souvent construite sous la forme d’une juxtaposition de proverbes ou de sentences « bien frappées ». L’adaptation d’Antigone fait ressortir le statut propre de ces segments de texte par rapport à ceux qui portent l’action dramatique « moderne ». Un travail qui permet que ces digressions tombent dans les plis d’un phrasé africain susceptible de leur rendre leur évidence, leur émotion, leur vibration. La puissance et la majesté de ces commentaires sont appliquées à la pièce de Sophocle avec l’espoir de recréer de façon convaincante la médiation entre le public et l’action qui assurait, dans le théâtre grec, la pulsion dramatique.

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janvier 1 @ 21:00
21:00

France, Guinée, Mali

Habib Dembélé Guimba, Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Sotigui Kouyaté

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